08/02/2023 - Les Brigades Vertes d’Espoir-CFDJ
La chèvre et le brigadier : une histoire d’écologie concrète. Article du journal l’Humanité du Samedi 4 Février 2023 par Nadège Dubessay.
Entre le Val-d’Oise et la Seine-Saint-Denis, l’association les Fermes d’espoir mène un chantier d’insertion hors norme. Ses Brigades vertes trient les déchets d’une vaste décharge sauvage et dépolluent un site destiné à loger en dur des familles manouches. REPORTAGE.
Il fait un froid de canard ce matin-là. À l’entrée de la Butte-Pinson – un vaste espace de 114 hectares recouvert de friches et de bosquets, à cheval entre le Val-d’Oise et la Seine-Saint-Denis –, les dizaines de familles manouches vivant ici sont restées cloîtrées dans leurs caravanes qu’elles tentent de chauffer du mieux qu’elles peuvent. Tout semble avoir été déserté. Pourtant, juste à côté, trois hommes s’activent autour des bennes de déchets. Vingt et une exactement, qui correspondent chacune à un type de détritus différent.
Des chèvres en liberté suivent leurs pas et raflent au passage le moindre brin d’herbe qui dépasse. Cela fait maintenant plus de deux ans que l’association les Fermes d’espoir, qui gère aussi la ferme pédagogique non loin de là, a lancé un chantier d’insertion autour de la redoute de la Butte-Pinson, un surprenant fort enterré construit en 1875 afin de défendre Paris. « C’était une caserne où vivaient 151 soldats en toute autonomie. Il y avait de l’eau, des chambres, une cuisine et de quoi résister à un siège de trois mois », raconte, intarissable, Philippe Morel, le chef de chantier des Brigades vertes.
La cartoucherie a été transformée en vestiaire pour l’équipe des 12 salariés du chantier d’insertion. Les tunnels qui abritaient les soldats paraissent maintenant plus ou moins laissés à l’abandon. Quelques associations investissent l’ancienne caserne en pierre et brique rouge : apiculture, club de tir, vigneron, etc. Mais depuis longtemps la flore sauvage a repris ses droits. Et l’endroit est devenu une vaste décharge à ciel ouvert : des tonnes de déchets s’accumulent aux abords de la redoute. Laissé à l’abandon, le terrain a progressivement été occupé par plusieurs familles de manouches. Elles seraient aujourd’hui plus de 120, soit plus de 400 personnes. Certaines vivent là depuis trente ou quarante ans.
À terme, la construction de 120 chalets
Longtemps, personne ne s’est intéressé à ces gens du voyage sédentarisés. Pourtant, la volonté de réhabilitation remonte à plus de dix ans. Le projet du syndicat intercommunal pour l’étude et l’aménagement de la Butte-Pinson, qui regroupe les communes de Groslay, Montmagny, Pierrefitte-sur-Seine et Villetaneuse, ainsi que l’agence des espaces verts de la région Île-de-France (qui a racheté la majeure partie des terres entre 1990 et 2008) avaient en tête la transformation du site en lieu de promenade pédagogique, patrimoniale et de cultures agricoles.
En 2020, les choses s’accélèrent. La communauté d’agglomération Plaine-Vallée lance un programme de relogement des familles manouches. À la clé, la construction de 120 chalets en dur, avec un espace pour le stationnement de la caravane. La plus grande opération du genre en France. La dépollution du site pouvait sérieusement commencer. Cela tombe bien, les Fermes d’espoir ont depuis longtemps fait leurs preuves dans le domaine de l’insertion. Et l’association connaît bien les lieux. En 2016, elle avait déjà installé la ferme pédagogique, qui recueille des animaux blessés ou voués à l’abattoir. Elle fait travailler depuis des jeunes condamnés à des travaux d’intérêt général (TIG), mais aussi en service civique.
Fin 2021, les Brigades vertes entraient enfin en scène. « Nous accueillons des personnes éloignées de l’emploi depuis longtemps, précise Philippe Morel. Parmi elles, un quart sont des Manouches. » Car pas question de les reloger sans leur offrir l’opportunité d’accéder à un travail ou à une formation qualifiante. « Ça serait leur tirer une balle dans le pied de les déménager dans une maison où il faut payer un loyer, l’eau, l’électricité, sans les accompagner », assure le chef de chantier.
Beaucoup sont illettrés et travaillent de manière informelle. C’est le cas d’Isai Roublin, 41 ans, qui a grandi en caravane avec ses parents. Aujourd’hui, il est en attente d’un logement et travaille depuis un an comme brigadier. « Certaines mauvaises langues disent que je ramasse la merde, dit-il en haussant les épaules. Je les laisse parler. Ici, j’apprends un métier. Et je prends des cours de français. »
Chaque brigadier, fort d’un CDD d’insertion de vingt-six heures par semaine payées au Smic, renouvelable au maximum deux années, a l’opportunité d’apprendre à lire et à écrire, mais aussi de bénéficier d’ateliers CV, de gestion du budget ou de cours de remédiation numérique. Une conseillère d’insertion professionnelle aide à les remettre à jour au niveau de Pôle emploi, à effectuer des demandes de logement, etc. Lionel Bony, 46 ans, brigadier depuis avril, touche sa bille en informatique. « C’est un partage de compétences, dit-il. Moi, je peux donner un coup de main côté ordinateur.
« CERTAINES MAUVAISES LANGUES DISENT QUE JE RAMASSE LA MERDE. JE LES LAISSE PARLER. ICI, J’APPRENDS UN MÉTIER. » ISAI ROUBLIN, 41 ANS, MEMBRE DES BRIGADES VERTES
Un autre va m’apprendre des tuyaux en maçonnerie. On s’entraide et on apprend dans tous les domaines. » C’est à un rendez-vous RSA qu’il a pris connaissance de l’existence des Brigades vertes. « J’aime le travail en extérieur et en équipe », dit-il. Olivier Denis, 24 ans, le plus jeune de l’équipe, écoute d’une oreille distraite tout en donnant à manger à l’une des chèvres. Autrefois, il œuvrait dans le métier de la vente, mais le Covid a eu raison de son emploi. Un stage à la ferme pédagogique lui a permis de découvrir les Brigades. « Ce qu’on fait a du sens, sourit-il. On se sent utile. Je n’avais pas vraiment la fibre écolo avant. Je me rends compte aujourd’hui à quel point c’est important. » Il faut dire que les choses ne sont pas prises à la légère. « Les déchets, c’est pas très sexy, reconnaît Philippe Morel, alors nous faisons beaucoup de sensibilisation pour donner un sens au travail. » L’objectif ? Démécaniser au maximum et revaloriser le moindre déchet. « Les gros faiseurs, ils ne s’embêtent pas. Ils mettent tout dans une benne. Ils font un trou et ils recouvrent. Pour les sols, c’est une catastrophe », explique encore le chef de chantier.
Des filières courtes de recyclage
Alors ici, tous les déchets sont triés et placés dans chacune des bennes qui leur correspondent : plastique, bouchons, verre, bois… Une partie part à la déchetterie, mais, pour éviter les kilomètres superflus, des filières courtes de recyclage ont été mises en place. À la redoute, une table de jardin en bois avec ses bancs vient d’être terminée. « Un prototype ! » sourit Philippe Morel.
De même que des bacs qui accueilleront fleurs et autres semences. L’idée, à terme, étant de vendre tous ces objets. Avec les plastiques durs, un professionnel muni d’une broyeuse spéciale se charge d’en faire, là aussi, des objets. Les cinq chèvres travaillent d’arrache-pied à tout débroussailler tout en se remplissant la panse. C’est de l’écopâturage. Alors, bien sûr, la démarche demande plus de temps. Mais tous assurent que le jeu en vaut la chandelle.
En avril dernier, le préfet d’Île-de-France a visité le chantier et demandé aux Fermes d’espoir de passer à 18 brigadiers. Cela sera fait, assure-t-on, quand un nouveau vestiaire permettra aussi d’accueillir des femmes. Les yeux de Lionel Bony s’animent. « Alors comme ça on va avoir des collègues féminines bientôt ? » En attendant, l’équipe s’active à la création d’une serre près des jardins ouvriers, qui seront eux aussi revus et corrigés. Des arbres fruitiers seront plantés, des légumes pousseront bientôt. « Vous savez, c’était magnifique ici avant. Il y avait des vergers, des jardins potagers. Les gens venaient cueillir des pommes, des prunes, etc. » Philippe Morel se plaît à rêver de ce jour où la Butte-Pinson retrouvera toute sa splendeur. Et mieux encore.